Les drones, il connaît. Rapporteur du programme 146 (équipements des armées) au Sénat, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de la haute assemblée, Cédric Perrin a publié plusieurs rapports remarqués sur les drones militaires, en 2017 et en 2021. Alors que le drone Reaper va défiler le 14 juillet au-dessus des Champs-Elysées, les projets français et européens cumulent les retards. L’Eurodrone n’est prévu qu’en 2029, au mieux. Le drone tactique Patroller affiche quatre ans de retard. Quant aux drones rôdeurs (ou kamikazes), l’industrie française n’en a pour l’instant développé aucun. Pour Cédric Perrin, il est grand temps de réagir, en revoyant totalement la gestion de programmes à la française. Interview.

Challenges – Eurodrone, Patroller, drones rôdeurs… Comment expliquer le retard français sur le segment des drones?
Cédric Perrin – Il y a d’abord eu une certaine réticence, aussi bien dans les armées que dans l’industrie de défense, à reconnaître le potentiel des drones. Ceux-ci ont peut-être parfois été ressentis comme des menaces par l’armée de l’air ou les artilleurs, qui y voyaient une concurrence susceptible de les fragiliser. Il y a aussi eu une série de non-choix et de non-décisions depuis le début des années 2000. J’observe qu’il a fallu attendre cette année pour voir certaines des préconisations de notre rapport drones de 2017 appliquées! Mais le facteur le plus important du retard français réside dans les normes imposées aux programmes militaires. On ne peut pas parler, comme le président de la République le fait, d’”économie de guerre”, et maintenir des normes aussi drastiques, qui aboutissent à des années de retard sur les programmes de drones.
Pourquoi?
Un drone, c’est un matériel de guerre. On ne peut pas imposer à ces programmes les mêmes contraintes que pour des appareils civils. Dans un contexte où des conflits de haute intensité redeviennent plausibles, il faut absolument développer des matériels robustes, moins onéreux, qu’on accepte de perdre sur le champ de bataille. Les Turcs, pour développer le TB-2, ne se sont pas imposé des normes intenables.
L’Eurodrone, le drone de surveillance dont le projet a été lancé par l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne en 2015, est désormais prévu pour 2029. Que vous inspirent ces retards?
Quinze ans pour sortir un drone MALE (moyenne altitude, longue endurance), ce n’est plus acceptable. La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 prévoyait que l’armée de l’air aurait 5 systèmes en 2025. Non seulement elle n’en aura aucun à cette échéance, mais il faudra attendre au moins cinq ans de plus! La conséquence de ces retards, c’est que l’appareil risque d’être dépassé technologiquement à son entrée en service. Ce sera probablement un bon drone, mais selon les critères de 2022… Le choix d’un design très lourd en fait aussi un drone très onéreux, ce qui risque de peser sur son potentiel à l’export. Pendant ce temps, l’américain General Atomics est déjà en train de développer les successeurs du Reaper, les Turcs avancent également très vite, de même que les Israéliens. Il y a de quoi être inquiet.
“Une forme de chantage allemand”
Que vous inspire le choix du moteur italo-américain Catalyst pour motoriser l’Eurodrone, plutôt que l’Ardiden de Safran?
Cette décision interroge. Il est tout à fait possible, même si le moteur Catalyst n’est pas soumis à la règlementation ITAR aujourd’hui (règlementation qui permet à Washington un droit de regard sur les exportations si des pièces sont fabriquées aux Etats-Unis, NDLR), que la liste des matériels ITAR soit modifiée et intègre à l’avenir des pièces du moteur. Pour un programme qui ambitionne d’offrir une vraie souveraineté à l’Europe sur les drones, c’est fâcheux.
Comment analysez-vous le choix de la France de continuer ce programme?
Mon sentiment est que la France a accepté de poursuivre le programme Eurodrone par crainte de voir l’Allemagne stopper le programme SCAF (Système de combat aérien du futur, un nouvel avion de chasse et des drones d’accompagnement prévus pour 2040) si elle l’arrêtait. Il y a eu, quelque part, une forme de chantage allemand.
Le drone tactique Patroller de Safran, qui affiche quatre ans de retard, sera-il une bonne plateforme?
La plateforme drone en elle-même est moins importante que la charge utile embarquée, notamment les équipements optroniques. Or la boule optronique Euroflir 410 de Safran est excellente, probablement la meilleure du marché. Ceci dit, on peut regretter que deux ans et demi après le crash d’un appareil de tests, le drone ne soit toujours pas livré aux forces. Il faudra absolument réussir à signer des contrats export, car les 14 appareils commandés par la France ne suffiront pas à créer un vrai modèle économique.
“Laisser l’AID s’autonomiser”
Quelles leçons peut-on tirer de la montée en puissance des drones turcs, comme le TB-2, très visible en Ukraine?
Les industriels turcs ont su se mettre en ordre de marche. Ils ont développé des générations successives de drones, sans s’imposer des normes complexes, ils ont appris en marchant. Je ne suis pas sûr que le TB-2 soit aussi performant qu’on le dit souvent, mais c’est un drone peu cher, qui rend beaucoup de services.

La France est aussi en retard sur le segment des drones rôdeurs, aussi appelés drones kamikazes, qui ont pourtant montré leur utilité au Haut-Karabagh ou en Ukraine. Comment réagir?
L’appel à projets lancé en mai par l’Agence d’innovation de la défense (AID) sur deux types de drones, Colibri et Larinae, est un premier pas très intéressant, qu’il faut saluer. Pour une fois, le document laisse aux industriels une grande latitude pour développer leurs engins, sans verser dans la sur-spécification traditionnelle des appels d’offres à la française. On peut espérer que cette compétition permettra de faire émerger un champion français du secteur. Ce ne sont pas les talents, ni les idées qui manquent.
L’AID peut-elle être le fer de lance de cette reconquête?
L’AID est un outil très intéressant, avec un excellent directeur, Emmanuel Chiva. Son problème réside dans sa dépendance hiérarchique et financière vis-à-vis de la Direction générale de l’armement (DGA). Il faut absolument la laisser s’autonomiser. La DGA est une superbe boutique, mais elle n’est pas capable de mener des programmes urgents avec la rapidité qui s’impose.

Que vous inspire le choix de la DGA, révélé par Intelligence Online, d’acheter 82 drones kamikazes Switchblade à l’américain AeroVironment?
Nous n’avons pas vraiment le choix. Le besoin est évident, et il n’existe pas encore d’offre française. A un moment donné, il faut prendre des décisions dans l’intérêt des forces. Ce n’est pas la première fois qu’un tel achat sur étagère est décidé.